Isaac n'a aucun souvenir de sa vie avant trois ans. Aucun son, aucune odeur, aucune image réminiscence n'a pu franchir les barrières érigées par son inconscient. Il aurait bien de quoi être surpris pourtant, car rien ne présageait qu'il se retrouve à l'Internat un jour... son père siégeait au Conseil des archontes et avait facilement obtenu une dérogation pour avoir un deuxième enfant... Isaac. Alors à la tête de la corporation BAE Immo, l'archonte était parfaitement au fait des arrangements et négociations avec certaines mafias pour faire grimper les prix de l'immobilier exprès. Cela lui permettait de promouvoir des projets architecturaux d'ampleur notamment à Néo-Möbius où il avait beaucoup investi et où, finalement, une véritable utopie avait commencé à apparaitre, bien mieux que le reste de la gigapole. Aussi, en découvrant peu à peu que ces arrangements permettaient entre autre le trafic d'être humain et surtout d'enfants illégaux, ou de lieux de stockage d'armes illégales ou de raffinage de produits illicites, l'archonte devint de plus en plus dégoûté de ce système. Il découvrit bien d'autres choses sujettes à scandales et tapa du poing sur la table du Conseil. Sauf que celui-ci refusa de changer d'un iota et tous ou presque, se liguèrent pour provoquer la chute de ce rêveur. On le démit de ses fonctions d'archonte, on lui confisqua sa place de dirigeant de BAE, et surtout on déclara son deuxième enfant illégal.

Et, à trois ans à peine, Isaac, à présent matricule 303, se retrouva à l'Internat, jusqu'à ses 18 ans. Il y vécut bien des tourments et des horreurs, venant aussi bien des éducateurs que des internes les plus âgés. Il était plutôt du genre désobéissant, ce sale gosse maigrichon, et pour échapper aux torgnoles, il se planquait dans le système d'aération pendant des heures. Mais hormis les règles qui ne voulaient pas s'imprimer, le gamin était bon élève, il aurait même pu être excellent sauf qu'il s'ennuyait trop pour vouloir faire mieux. Répéter par coeur la constitution pax-européenne, voilà... Le génie tactique et les travaux pratiques avec des armes réelles, là par contre, c'était un vrai défi à la hauteur de son intérêt ! Les éducateurs ont moins apprécié quand il a fait croire qu'il avait mélangé de l'acide chlorhydrique avec des morceaux d'aluminium. Un nouveau séjour à la Crypte parmi d'autres qui ont fini par le rendre complètement paniqué à l'idée d'être dans le noir, et cela dura pendant de très nombreuses années même après l'Internat. Mais le pire ne fut pas cela. Le pire fut un quotidien presque normal là-bas que les adultes laissent faire ou s'y adonnent carrément. Il avait pu y échapper un moment mais un type plus grand que lui l'avait dans le collimateur depuis longtemps. L'humiliation qu'il avait voulu lui réserver cette nuit-là... la tentative de viol s'effondra au moment où un chien de garde à moitié cyborg tomba sur son agresseur, tous crocs dehors. La scène qui s'ensuivit fut une véritable boucherie en même temps qu'un sentiment de libération extrême. Il avait 13 ans.

En grandissant, il devint soit plus raisonnable, soit plus traumatisé, soit complètement blasé. Quoiqu'il en soit, il sortit de l'Internat avec mention et découvrit le monde réel. 303 dut se choisir un nom dans cette multitude. La Légion, elle, lui fournit sa raison d'être. Il n'avait jamais rêvé d'autre chose que de fuir l'internat, et à présent qu'il en était sorti, il se sentait plus perdu que jamais. Les gens lui semblaient être des fantômes, fades et sans couleurs, ou cachés dans la fausseté. A devoir garder secret la nature de sa profession, de quoi pouvait-il bien discuter avec tous ces inconnus dont l'existence était à l'opposé de la sienne ? Voilà pourquoi les spectres restent entre eux. Ils sont les seuls à se comprendre. Même s'ils refusent de se regarder dans la glace. Finalement, la prison spectrale devint son foyer, Isaac s'investit dans son travail à fond, persuadé du bien fondé de celui-ci. Après plusieurs années de services irréprochables, et grâce à ses facilités intellectuelles il put être à la tête d'une décurie. Il devint un traqueur né, avec un flair et des déductions qui effrayèrent rapidement ses proies. Les années passèrent et ils en démontèrent des réseaux clandestins de cliniques ou de faux centres d'avortement. Les années passèrent et avec elles certains échecs aussi, qui rendirent le spectre plus impitoyable encore.

Ce fut sans doutes pour cela et pour d'autres raisons encore que les services de renseignement ne tardèrent pas à l'approcher pour le convaincre d'opérer pour eux, pour des missions parfois sensiblement différentes. Il fallut insister lourdement pour qu'il accepte mais ma foi, la possibilité de détruire une fois pour toute certains réseaux qui cachaient les mères et leurs bébés illégaux, c'était difficile à refuser. C'est véritablement dans ce boulot qu'il s'épanouit le plus, en observant, informant et infiltrant ce qu'il détestait tant. C'était un nouveau terrain de jeu où il put apprendre beaucoup et surtout, recevoir de nouvelles améliorations en étant prioritaire. Le jeu ne dura qu'un temps, cependant.

Ce fut son infiltration la plus longue, plusieurs mois pour être accepté par la pègre qu'on soupçonnait de trafic d'enfants illégaux. Ces gens avaient des sortes d'élevages avec des mères pondeuses qui vivaient dans des conditions atroces, moitié pute moitié poule. Quant aux gosses, ils servaient ensuite de main d'oeuvre pour certaines grandes sociétés, au lieu d'être récupérés par les spectres... Au début il les avait vus comme des abominations, ces choses même pas humaines qui n'auraient jamais dû naitre et qui à présent étaient trop âgés pour rejoindre l'internat. Mais en même temps, il s'était senti un peu comme eux aussi, victime d'un autre système. Ces gosses n'avaient rien demandé et pourtant dans la misère qui était leur vie ils arrivaient à sourire quand on leur lançait une balle pourrie pour jouer. Isaac découvrit la pitié, et en même temps, il ignorait ce qui pouvait bien advenir d'eux. Quand sa mission fut assez avancée, il avait espéré être envoyé dans une autre opération, et qu'après ça il pourrait les oublier. Sauf qu'on lui demanda de détruire l'entrepôt du trafic. Avec tout le monde à l'intérieur.

Ses cauchemars, ce sont ces visages de gosses joyeux avec qui il avait joué parfois. Ses cauchemars, ce sont ces visages qui soudain s'enflamment, se liquéfient sous la chaleur et ne laissent qu'un crâne et des cendres. Ses cauchemars, ce sont ces visages qui explosent en lambeaux de chairs sanguinolentes. Ses cauchemars, ce sont ces visages qu'il lacère lui-même avec un couteau parce que les ordres étaient : aucun survivant. Ce sang sur ses mains, c'est le goût de ses larmes. Ça fait trois ans maintenant, et pas un seul de ses souvenirs ne s'est brouillé.

Et le pire c'est qu'on lui a décerné une médaille pour ça, ainsi qu'un poste de phylarque. Pour qu'il continue sur la même lancée.

Et le pire, c'est qu'il le fait. Il continue. Et les cauchemars aussi.