Dossier médical
êtes-vous augmenté génétiquement ? En bon produit des hautes sphères, Liv a subi des modifications dès l’instant où elle a bourgeonné dans le ventre de Medea. La soie de sa peau recouvre un squelette renforcé, relié par des fibres musculaires galvanisées. De son cuir chevelu jaillissent des boucles brunes qui ne se faneront qu’à un âge avancé. Elle est ce que Pax Europa attend d’une Alpha – la santé mentale en moins.
quels sont vos implants ? Plusieurs implants contre la douleur, rattachés à chaque prothèse. Ceux des yeux, les plus expérimentaux, se sont révélés défaillants.
détaillez vos modifications biotech, nanotech ou cybertech Regard factice et précieux, qui a provoqué la témérité de plus d’un envieux. Sur les globes de verre, des écrans reproduisent le liquide céruléen, l’iris, la pupille. Sa vue ne s’altérera jamais, et ses paupières ne sont qu’accessoires humanisants. Quand elle dort, ses yeux se mettent en veille et s’emplissent d’un noir profond. Ses bras et ses jambes n’ont rien de naturel : prothèses moulées dans la plus fine technologie, incrustées de sillons bleutés s’écoulant jusque sur la chair.
détaillez les problèmes, névroses et désavantages induits par vos modifications (Douleurs chroniques, trouble de stress post-traumatique, addiction, symptômes dépressifs) La douleur est une habitude. Elle se tapit dans ses nerfs, sourde, lointaine. Supportable, jusqu’au moment où la pilule du bonheur ne suffit plus. Il lui arrive de se sentir désinhibée, dépossédée de cette carcasse bâtarde qui lui sert de vaisseau. La cyborg vit dans l’attente de chaque crise qui la clouera au sol comme un coup de poing dans le ventre. Où elle supplie son myocarde de s’arrêter une bonne fois pour toutes, si elle n’a pas sa piqûre de No Man’s Land. Et quand elle rit de cette propension à vouloir mourir, elle ne plaisante qu’à moitié. Mais Liv n’a jamais laissé qui que ce soit découvrir cette faille ; ses relations sont sans lendemain. Les membres du gang sont des alliés de circonstance – elle essaie de s’en persuader. Elle fuit l’attachement émotionnel, hormis celui qu’elle éprouve envers Daphne, à qui elle ne parle plus depuis son évasion.
histoire
Crowley Incorporation. Bijou de technologie pax-européenne, tour d’ivoire vertigineuse au creux d’Augusta. Si elle a plié l’échine devant Nakao, qui aura tôt fait de la dévorer, Crowley Inc. demeure spécialiste des prothèses les plus sophistiquées, des plus esthétiques pour l’élite aux moins belles pour la plèbe. Et la place de cette lignée parmi les patriciens n’a guère bougé, en particulier pour le patriarche, Alceus Crowley. Excellentis lui aura offert son épouse et la mère de ses enfants : Medea, brillante roboticienne. Le couple aura porté leurs convictions jusqu’à expérimenter sur leur propre fille aînée. Plus qu’un enfant, ils ont conçu leur bijou, leur poupée, celle qui détrônera la concurrence et détruira les derniers remparts d’une éthique dépassée : Livia. Humaine moult fois améliorée, fantasme d’un transhumanisme opiniâtre. La cadette, Daphne, née deux ans plus tard, sera délaissée : un accident, somme toute. Une dérogation obtenue par pitié et par petits arrangements. Une anomalie qui verra en son aînée l’être humain que leurs géniteurs ont renié au nom de la science.
Livia est née et a vécu dans ce cocon de verre. Surveillée, manipulée, filmée jusque dans la plus profonde intimité. Emploi du temps strict : lever à 6h, une heure d’exercice physique, douche, petit-déjeuner équilibré et suivi par un nutritionniste, tests des prothèses toute la matinée. Elle a vu son corps changer au fil des années, sans que son avis ne soit demandé. À quatre ans, Livia pleure d’effroi en sentant la prothèse à la place de sa main droite, terrifiée par la menotte factice, petit monstre arachnide agrippé à son corps. Ses parents ont conclu que l’augmentation était trop lourde pour l’enfant en développement. Psyché à l’abandon, Livia vit recluse dans une prison de verre. Daphne est son seul contact humain. La seule, aussi, qui la voit comme autre chose qu’une invention.
Au fil des ans, la robotique gangrène le corps de la gamine. À chaque fois, elle découvre sa nouvelle nature. Le bras droit à six ans. Le bras gauche à sept. Les deux jambes à dix. Changées chaque année, à mesure qu’elle grandit. Et toujours, encore, ce même emploi du temps. Cette vaste cage où elle tourne en rond, la colère à vif. Adolescente, Livia tente des petites rébellions. Elle envoie balader les assiettes ; on lui enfonce la nourriture dans la gorge. Lors d’un exercice, la poupée se fractionne ; elle malmène ses augmentations en les cognant, en les frappant, en les fracassant. Ses parents lui en fabriquent de nouvelles, plus puissantes, moins fragiles. Ils la domptent en lui enlevant toute opportunité de lutter. Ils la léthargisent en lui administrant la pilule du bonheur en douce. Elle ne verra plus Daphne pendant de longues années.
Et puis, il y a eu ce jour-là.
Et elle ne sait toujours pas si elle doit les remercier, ou les haïr.
[Février 2346]
Mal au crâne. Douleur continue, croissante. Elle sent ses globes oculaires prêts d’imploser. Ça vrille. Ça cogne. Ses yeux la brûlent, comme pour pleurer, mais rien ne coule sur ses joues hâlées. Elle serre les dents. Tente d’ouvrir les paupières, avant de se rendre compte qu’elles ne se sont jamais fermées. Pourtant, elle ne voit rien que les ténèbres. Sa poitrine se soulève en soubresauts d’angoisse. Elle ne peut se lever : quelque chose entrave ses poignets et ses chevilles. Elle tente de forcer d’un mouvement brusque : pour réponse, un choc électrique la cloue à son sommier. Sa bouche se tord dans un gémissement éraillé. Un bourdonnement lui parvient – une voix.
« Elle se réveille. Medea ?
— Tout de suite. »
Ses créateurs sont là. Ces enflures. Que lui ont-ils fait, encore ? Les bras, les jambes, le corps entier, et maintenant… Elle n’ose imaginer. Elle n’ose se dire la vérité qu’elle commence à deviner. Elle entend un cliquètement mécanique, un rugissement sourd. D’un coup, sa vue s’éclaire ; d’abord sombre et floue, puis de plus en plus nette.
« Alceus !, beugle sa génitrice. On a réussi ! Regarde-moi cette merveille…
— J’ai vu, Medea. Elle est somptueuse… »
Ce pervers est penché juste au-dessus d’elle. Bouc grisonnant et bien taillé, ridules au coin des yeux. Bruns, comme les siens. Elle déglutit. Alceus se penche pour effleurer du doigt les bracelets qui enserrent sa fille. Libération. Physique, du moins. Elle se redresse. Ses paupières battent vigoureusement, comme des papillons pris au piège.
Et là, elle se voit.
Elle les voit.
Deux immenses globules couleur d’acier, vides de toute émotion. Des yeux de poupée.
Elle n’a jamais hurlé aussi fort.
[Octobre 2347]
« Livia ! Liv ! Réveille-toi ! »
La jeune femme grogne alors que deux mains lui secouent fermement les épaules. Elle reconnaît cette voix avant même d’ouvrir ces horribles choses qui lui servent d’yeux. Il n’y a que Daphne pour l’appeler par son prénom. Son regard se plante dans celui de sa petite sœur. Elle a l’air paniqué.
« ‘Se passe quoi… ?
— On n’a pas le temps. Enfile ça. Je t’expliquerai en chemin. », fait-elle en lui tendant une combinaison noire.
Perplexe, la poupée enfile la protection. Elle jette une œillade inquiète à sa sœur, qui la presse du regard. Daphne a grandi. Mais Daphne n’a pas été altérée. Son corps n’a pas été mutilé. Rien, dans son visage façonné par l’eugénisme, ne laisse transparaître la dévastation qui la ronge depuis des années. Liv fronce les sourcils ; quel âge ont-elles, déjà ? Elle déglutit, tandis que sa frangine l’attrape par le poignet et l’emmène dans un couloir. Ses jambes flageolent. Sa vue devrait se troubler, mais elle se voit s’effondrer sur le sol en linoléum. Sa respiration s’accélère, et les dernières couches de chair qui lui restent se trempent de sueur.
« Je veux pas… Je veux pas… », halète-t-elle en se prenant la tête.
Daphne s’accroupit à côté d’elle. Ses mains viennent envelopper son visage. Livia se fige à cette tendresse inattendue.
« Livia. Je vais te sortir de là. Ils sont allés trop loin, je ne peux pas les laisser poursuivre quoi que ce soit.
— C’est maintenant que tu t’en rends compte ? (Son visage se tord de colère) Regarde mes yeux ! Mes yeux… Et tu n’étais pas là…
— Je sais. J’ai dû faire profil bas pour qu’ils me fassent confiance. Je suis désolée que ça ait pris aussi longtemps… Mais on n’a pas le temps pour les excuses et les explications. Relève-toi. Sois la fille courageuse que j’ai toujours connue.
— Mais tu n’as pas…
— Allez. On y va. Ils peuvent revenir d’une minute à l’autre. »
Confuse, Livia prend appui sur l’épaule de sa sœur pour se redresser. Elle se laisse porter jusqu’à l’ascenseur, celui dont elle n’a jamais franchi les portes. Elle a comme une absence, un flottement, avant que Daphne ne la tire de sa torpeur et lui présente le ventre béant d’un fourgon.
« Entre, fait-elle.
— Non. »
Pantin acatène, l’évadée se tourne vers sa sœur, le visage morose.
« Tu es comme eux. Tu vas m’enfermer.
— Non…, rétorque sa sœur, lippe tremblante. Mais je ne peux pas t’accompagner. C’est trop risqué. Entre, et caches-toi bien jusqu’à ce qu’on te fasse sortir. Ensuite, avance et ne te retourne pas. »
Ses bras viennent enlacer la taille de son aînée, qui se fige à son contact.
« Je t’aime. Je t’ai regardée toutes ces années grandir et souffrir, mais c’est terminé. Tu peux partir.
— Et toi ?
— Je gère. Va, maintenant. »
Livia se détache avec soulagement de Daphne, puis lui fait un signe de tête en guise d’adieu. Elle grimpe dans le fourgon et se recroqueville dans un coin. Comme ces animaux de cirque sur le point d’être relâchés dans la nature.
Et lorsque ses prunelles s’allument à nouveau, à l’ouverture des portes, elle voit se dessiner les silhouettes malingres des gens d’en bas. Des carcasses pouilleuses et mal léchées, parfois soutenues par des prothèses datées et rafistolées, la pauvreté suintant entre les dents dessinant leur sourire radieux.
« Bienvenue chez toi, Livia. »
[2350 – De nos jours]
« Mais j’y crois pas ! T’as encore flingué ta radio ?
— Pour être exact, on me l’a volée et…
— Peu importe. Faut vraiment que t’apprennes à prendre soin de tes affaires, Jo. Pas que ça me dérange d’avoir plus de travail, mais je l’ai déjà réparée y a deux mois.
— Désolé… »
La mécanicienne arque un sourcil devant le sourire contrit de son confrère. Plutôt mignon. Elle s’est toujours étonné qu’un type d’allure aussi délicate possède une langue aussi acerbe. Mais quelque chose lui évoque une robustesse et une présence d’esprit à la hauteur des enjeux. Il est de ces lanceurs d’alerte qui n’ont de cesse de dénoncer ce qui cloche dans ce monde parfait. Et puis, il a réussi à lui dénicher une moto – qu’elle a dû retaper en grande partie, certes. Elle s’empare de l’engin à moitié bousillé pour l’enrouler dans un tissu.
« J’en ai pour quelques minutes. Cinq pour réfléchir au sens de la vie, douze pour déprimer, et trois pour réparer ta machine. Ça ira ?
— Te presse pas surtout ! »
Liv se retourne, le paquetage dans les bras. Ses mains artificielles le reposent avec douceur sur son établi, dans l’arrière-boutique. Elle fait rouler du pied une vieille seringue à l’aiguille poussiéreuse, la faisant disparaître en-dessous d’une étagère. La lumière faiblarde des bas-fonds entre par une unique fenêtre. Elle vient s’y accouder. Jette un regard vers la chaise pliante qui traîne dehors, en face de l’horizon. Elle y jetterait bien ses fesses, une flasque d’opka à la main. Au-dessus, le ciel commence à peine à se couvrir d’étoiles. Elle sait ce qui s’y cache. Parfois, Crowley Inc. lui revient à l’esprit comme une grosse claque dans la figure. Elle n’en finira jamais de se faire tabasser par les mauvais souvenirs, quand ce ne sont pas les crises de douleur qui la prennent. Surtout la culpabilité d’avoir laissé Daphne là-bas. Et pourtant, Liv avance, ses boulets aux pieds. Tout ça, c’est terminé – depuis longtemps. Voilà deux ans que le Sang des Machines l’a délocalisée vers le secteur Nebula, là où ses parents en manque de cobayes ne la trouveront pas. Et même sa propre cadette, paraît-il, ignore qu’elle crèche désormais dans le cloaque de Pax-Europa. Désormais, elle a son job, son gang, ses convictions, sa chaise pliante à la naissance des ténèbres. Et c’est tout ce qui compte, pour l’instant.